LES HÉRAUTS DU PNEUMATIQUE
TANDEM. Singulier destin que celui de ces deux Parisiens exilés à Clermont-Ferrand pour tenter de redorer le blason d’une petite manufacture familiale de caoutchouc. Fondée par leurs grands-parents, elle menaçait de ne pas connaître le XXe siècle. Ils en feront une des plus grandes entreprises françaises et leurs successeurs l’un des leaders mondiaux des pneumatiques.
Deux frères que leurs affinités naturelles auraient dû pousser vers des rôles opposés. Pourtant, André, ingénieur des arts et manufactures se mua en commercial et surtout en brillant communicant, tandis qu’Édouard, artiste peintre, sorti des Beaux-Arts enfilait l’habit d’organisateur et patron d’usine. Un tandem, in fine, très complémentaire et d’une redoutable efficacité, animé par une insatiable soif d’innovations et de challenges qui sera leur marque
de fabrique. Et toujours celle de leur groupe 125 ans plus tard.
CAPITAINES. Ces deux patrons visionnaires ont compris,
dès 1890, que la mobilité contribuerait au bien-être de l’humanité. Ils ont financé le dével
oppement du cycle, puis de l’automobile en organisant des compétitions auxquelles
ils participaient eux-mêmes régulièrement. Leurs pneumatiques ont conquis les fiacres, les autobus, les poussettes d’enfants, les fauteuils roulants… jusqu’aux autorails avec la Micheline.
Ils se sont beaucoup investis aussi dans la conquête de l’air, devenant constructeurs d’avions avec Breguet pendant la Grande Guerre. Des patrons humanistes et paternalistes qui construisaient des maisons pour leurs ouvriers et se préoccu- paient déjà de la responsabilité sociétale de leur entreprise. Deux grands capitaines qui ont révolutionné aussi l’univers de la communication et du marketing, en utilisant des techniques très en avance sur leur temps pour construire une marque mythique.
“Marketing et communication, les Michelin ont tout inventé!”
INTERMÉDIA. André Michelin mérite-t-il d’être qualifié de génie de la publicité ?
b.c. Absolument, le mot n’est pas trop fort. Il a presque tout expérimenté des techniques modernes de marketing et communication, de la guérilla marketing au storytelling, en passant par le design thinking ou le brand content.
Mais le succès de la marque résulte surtout d’une approche exemplaire de l’innovation. On n’a pas toujours besoin d’aller chercher du côté de la Californie des méthodes innovantes en matière de marketing et de design.
On apprend beaucoup en observant comment opéraient les frères Michelin, à la fin du XIXe siècle en France.
INTERMÉDIA. Comment innovaient les deux frères ?
b.c. Il y a deux anecdotes que je trouve très fondatrices. La première est arrivée à Édouard, débarquant à Clermont pour aider son frère à redresser l’entreprise familiale en quasi-faillite. Dans le parc de l’usine, il avait surpris deux ouvriers, qui avaient pris l’initiative de sculp- ter en cachette un engrenage en bois, pour économiser les frais de remplacement d’une pièce en métal. Ils étaient prêts à transgres- ser les règles pour sauver l’entreprise ! De quoi conclure qu’avec de tels hommes, on dispose d’une formidable source de créativité et d’innovation, pour peu qu’on leur permette de s’épanouir.
L’autre histoire est celle du dépannage d’un cycliste anglais dont le pneu… Dunlop avait crevé. À l’époque, il fallait 3 heures pour réparer la chambre à air. Édouard a essayé… et compris qu’en améliorant le temps de réparation du pneu, il rendrait un sacré service à son client. D’où l’idée du pneu démontable avec chambre amovible, réparable en un quart d’heure. Mission impossible ? Pari gagné en quelques mois ! Cette histoire est exemplaire de la méthode Michelin.
INTERMÉDIA. La méthode Michelin a des accents de«Yeswecan!»
b.c. Il fallait de la vision en effet. Pour les frères, ce qui était bon pour le client était bon pour l’entreprise. Tout partait de l’observation de son problème, d’une écoute avec empathie, d’un sincère désir de lui rendre service. Puis on mettait en œuvre la capacité créatrice, dans un mode très proche du « design thinking », pour une approche collaborative de l’innovation. On commence par chercher les « insights » des clients, on trouve les idées de solutions («idéation»), on fait un prototype, et on teste sur le terrain, par exemple en participant à des courses cyclistes ou automobiles, et on améliore grâce aux retours des utilisateurs, jusqu’à parvenir à un produit d’une qualité digne d’être mise en marché.
Et rien ne les arrête. N’arrivant pas à trouver un partenaire auto pour démontrer la supériorité de leurs pneumatiques sur les roues à bandages, ils construisent trois voitures, dont une, baptisée L’Éclair, qu’ils piloteront eux-mêmes en course !
INTERMÉDIA. L’innovation, c’est leur arme fatale ?
b.c. C’est leur moteur, leur passion, leur quotidien. Ils auront inventé le premier pneu auto, la première jante amovible, la première roue en acier démontable… Ils ont mis leurs pneus sur les fiacres, les autobus, les avions et même les trains, en construisant en 1931 un autorail, hybride d’un avant de voiture et d’une carlingue d’avion, qui deviendra la Micheline.
A chaque étape, ils ont fait preuve d’un remarquable savoir-faire, d’une inventivité audacieuse, lors de la course cycliste Paris– Clermont-Ferrand, surnommée la « course aux clous ».
INTERMÉDIA. Qu’est-ce que cette histoire de course aux clous ?
b.c. Organisateurs de l’épreuve, les Michelin, avaient constitué un petit groupe de leurs employés, sous la direction d’Édouard, chargé
de déverser des clous sur la route peu avant chaque arrivée d’étape ; histoire de faire crever tout le peloton et démontrer que le changement de pneus ne constituait plus un problème !
Le sponsoring d’équipes et l’organisation de nombreux événements sportifs resteront longtemps l’un des outils promotionnels privilégiés de la marque. Tant pour des courses cyclistes, automobiles et même aériennes comme le raid Paris–Puy-de-Dôme.
Si André Michelin avait un sens inouï de la promotion, il avait bien d’autres cordes à son arc. Notamment dans la relation et l’expérience client.
INTERMÉDIA. Michelin a aussi inventé la CRM ?!
b.c. Ce fut un grand précurseur de la relation client. André, comme Édouard, n’a eu de cesse d’interagir avec leurs clients, sur le terrain, dans la presse, par téléphone… Que leurs innovations soient plus ou moins bonnes, ils avaient le souci des retours clients.
Autre vision du marketing d’aujourd’hui : on peut dire aussi qu’ils ont très tôt pratiqué la «customer experience». On enseigne aujourd’hui dans les écoles de marketing que ce concept est né vers la fin des années 1990 du côté d’Harvard. Hé bien, c’était en fait un siècle plus tôt.
André Michelin avait compris l’importance de proposer aux consommateurs des expériences permettant de distinguer sa marque de ses concurrentes. Partant de créer un engagement plus fort, générateur de fidélité et recommandation. En transformant les clients en canaux médiatiques. Ce qu’on appelle, aujourd’hui, les médias conquis (earned).
INTERMÉDIA. Comment ont-ils transformé leurs clients en canaux médiatiques ?
b.c. La bataille de l’équipement en pneus des fiacres parisiens (1895-98) a été un magnifique terrain d’expérimentation du parcours client.
Au salon de l’industrie de 1895, ouvert au grand public, la firme avait installé un manège comprenant deux sièges, l’un monté sur pneu, l’autre sur fer et divers obstacles figurant les habituelles chausses-trappes des routes. Le public pouvait ainsi apprécier le grand confort de rouler sur air, après avoir été secoué comme un prunier sur l’autre ! Ces « Chevaux de bois Michelin » avaient connu un tel succès qu’ils avaient même suscité l’intérêt du président de la République, Félix Faure.
Si le public est séduit, les grandes compagnies de fiacres font de la résistance: poids de la routine des cochers, crainte des crevaisons, manque de clairvoyance des dirigeants, etc. La conquête du marché passera par l’équipement de toutes petites compagnies, dont les véhicules arboreront des publicités Michelin, pour des courses à prix réduit. Le mouvement fera assez vite tache d’huile. Plus tard, Michelin mènera une autre campagne célèbre dite des cochons pour convaincre la Compagnie des omnibus parisiens de s’équiper à son tour.
INTERMÉDIA. Qu’est-ce que cette campagne des cochons ?
b.c. Une campagne multicanal, magistralement orchestrée. Elle démarre par un affichage sur tous les arrêts de bus parisiens et une distribution de milliers de cartes postales aux voyageurs. Elle vise à convaincre le public de la supériorité du pneu d’autobus afin que les gens soient traités au moins aussi bien que les cochons qui, bénéficient, eux, d’un transport sur pneus !
Elle se poursuit par une lettre ouverte d’André Michelin dans la presse pour réclamer «la suppression des graves défauts de l’autobus actuel, qui rend les femmes malades, secoue les maisons riveraines, augmente de façon dangereuse pour notre système nerveux les bruits et les trépidations, enfin détériore nos chaussées ».
Dans un troisième temps, il organise une fausse manifestation place de la Concorde, où les voyageurs d’un autobus qu’il a loué et rempli de comédiens, prennent d’assaut en hurlant une bétaillère pleine de cochons, qu’ils expulsent, pour être enfin transportés confortablement ! L’histoire fait beaucoup rire et la compagnie d’autobus capitulera quelques mois plus tard.
INTERMÉDIA. Le meilleur coup reste quand même la création de Bibendum !
b.c. Assurément. Imaginé par Édouard, à la vue d’une pile de pneus bordant son stand à l’Exposition universelle de Lyon en 1894, le bonhomme en caoutchouc, arborant bésicles et cigare comme André, ne verra le jour que quatre ans plus tard.
Création de l’illustrateur O’Galop, le person- nage est dérivé d’une publicité refusée par un brasseur allemand, déclamant en latin « Nunc est Bibendum » (maintenant, il faut boire). L’accroche est gardée, accompagnée du slogan maison : « Le pneu Michelin boit l’obstacle !»
L’affiche fut un succès et très vite la mascotte accompagna les campagnes, fut déployée en carton géant ou en baudruche dans les salons et les courses. Et c’est à l’arrivée d’une d’entre elles que le champion cycliste Léon Théry, apercevant André Michelin s’écria : «Tiens, voilà Bibendum, vive Bibendum.»
INTERMÉDIA. C’est ainsi que la mascotte est devenue l’incarnation de la marque ?
b.c. Bibendum est devenu le visage de la marque. De brutal au départ, où on le voit sur des affiches, armé d’un couteau, terrassant la concurrence, il devient vite plus paisible, amical et chaleureux.
C’est l’ami de l’automobiliste, toujours prêt à rendre service. Il suit l’expansion de la marque à l’étranger arborant à chaque fois un détail vestimentaire du pays. Il accompagne le déploiement de la marque sur tous les créneaux de la mobilité, dans le monde entier. Un coup de maître en communication de marque qui n’a pas fini de nous étonner ! Mais ce n’est pas le seul ! André avait aussi l’art du « brand content » avant l’heure… à travers ses rubriques du lundi, puis du samedi qu’il publiait dans des journaux à grand tirage.
INTERMÉDIA. À quoi servaient ces chroniques dans les journaux ?
b.c. À donner des informations destinées à valoriser les produits de sa marque. D’abord techniques, elles se contentaient de prodiguer des conseils d’entretien des pneus. Mais assez vite, André Michelin s’en servit pour dénigrer ses deux principaux concurrents, l’anglais Dunlop et l’allemand Continental. Il s’en donnait d’autant à cœur joie, qu’il n’y avait pas de loi interdisant la publicité comparative. Et qu’il titillait la fibre patriotique de ses clients face à ces peuplades d’ennemis héréditaires. Plus tard, les chroniques donneront dans le storytelling, en racontant des histoires souvent humoristiques, montrant tous les risques encourus à ne pas utiliser des produits Michelin. Par exemple une nuit de noces pourrie par le choix d’un hôtel infesté de punaises. Une incitation à se procurer affaires cessantes un petit guide rouge destiné au bien-être des automobilistes et autres cyclistes.
INTERMÉDIA. Une nouvelle idée de génie que ce Guide Michelin !
b.c. Et un vrai modèle de co-création. Conscient que sa première édition sortie à l’arraché pour l’Expo universelle de Paris, en 1900, était très incomplète, il eut l’idée de le distribuer gratui- tement et de demander à ses utilisateurs de donner leurs avis sur les services recommandés (hôtels, garages, prix…) afin d’enrichir au fur à mesure les éditions suivantes. Michelin a aussi inventé TripAdvisor !!!
On connaît la suite, avec le lancement des cartes routières, des guides touristiques, des panneaux de signalisation, du bornage des routes… Une stratégie globale qui a contribué à faire de Michelin, une des marques préfé- rées dans le monde*.
PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL TEXIER
* Bibendum a été élu meilleur logo mondial en 2000.
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